commenter cet article …
Notre-Dame-des-Landes, de notre envoyée spéciale
Huit cabanes et un tipi sont en construction dans la campagne nantaise et empêchent de dormir des dizaines de gendarmes, quelques ténors socialistes et le premier ministre Jean-Marc Ayrault. Depuis un mois, les pouvoirs publics échouent à empêcher les opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes d’occuper la fameuse ZAD, zone réservée au projet. De récentes décisions judiciaires (lire ici) rendent possible à tout moment une nouvelle opération d’évacuation, alors que plus d’une centaine de comités locaux se sont réunis ce week-end pour coordonner leur action à plus long terme.
------------------------------------------------------
Retrouver ici notre dossier complet
-----------------------------------------------------
Jusqu’ici, c’est un échec en termes de maintien de l’ordre : quelques dizaines de militants, souvent très jeunes, résistent à leur expulsion d’un coin perdu de campagne. Une banderole immortalise le nom d’empereur romain qu’a choisi la préfecture pour son opération d’expulsion : « Alors, César, tu patauges ? » Par endroits, dans ce bocage détrempé, la couche de boue est si épaisse qu’on s’y enfonce jusqu’à mi-botte. Le 17 novembre, jour de la manifestation monstre contre l’aérogare (40 000 personnes selon les organisateurs, 12 500 selon la police), un panneau y allait tout en provocation : « Notre-Dame-des-Landes sera votre Viêtnam ».
Ce dossier est devenu un bourbier politique pour le gouvernement : ne rien faire, c’est un aveu d’échec ; trop en faire droitise son image. Le pouvoir n’a pas l’air de comprendre le mouvement qu’il affronte, qu’il s’obstine à traiter sur le mode exclusif de sécurité publique alors qu’il est devenu le symbole d’une nouvelle génération de lutte politique : une lutte qui prend argument de la crise économique pour brandir des valeurs de défense de la nature et de remise en cause globale du système. À cet égard, le mouvement de Notre-Dame-des-Landes est peut-être l’un des premiers véritables mouvements sociaux contre les dérèglements climatiques en France, après la mobilisation contre les gaz de schiste. Jusqu’ici la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre était principalement une affaire d’experts.
Désormais, elle s’incarne dans un combat contre le bétonnage des terres agricoles et la mondialisation accélérée par l’essor du trafic aérien. Les occupants de la ZAD, les « zadistes », poursuivent ainsi les mobilisations altermondialistes des années 2000 qui voulaient faire pression localement contre les ambitions globales de l’OMC, du G8 et du FMI. Si l’on ne voit pas cette dimension symbolique du mouvement contre l’aéroport, on ne comprend pas pourquoi il parvient à assembler les contraires : sociaux-démocrates et anars, paysans et squatteurs urbains, éco-constructeurs et militants anti-capitalistes, saboteurs et clowns activistes.
Les cabanes de la Châtaigneraie érigées après la manifestation de réoccupation du 17 novembre sont protégées des gendarmes par une ceinture de tracteurs prêtés par les agriculteurs du coin. Toute une société s’active autour des divers foyers d’occupation. Tous les jours, des sympathisants venus de Bretagne, de Toulouse ou de Belgique viennent donner un coup de main. Les occupants croulent sous les dons de nourriture, de matelas et de couverture. Au point de manquer de capacités de stockage. À la moindre alerte, des élus locaux (écologistes, parti de gauche) viennent monter la garde dès l’aube, ceints de leur écharpe tricolore. Et un comité de soutien de militants socialistes paysans vient même de voir le jour.
Cette alliance est traversée de tensions, d’hostilité envers les « récupérateurs » de la lutte. Mais le maillage militant s’épaissit à chaque déploiement policier, aussitôt relayé sur les médias sociaux qui battent le rappel des renforts.
Pourquoi un tel engouement, alors que les mobilisations contre la liaison ferroviaire Lyon-Turin, la ligne très haute tension Contentin-Maine, l’EPR de Flamanville ou les lignes grande vitesse (LGV) les plus contestées restent groupusculaires ? Sans doute parce que la lutte contre l’aéroport fabrique un imaginaire, champêtre et radical, incarné par ces cabanes juchées au sommet des arbres que les autorités ont voulu démolir à coup de pelleteuses.
« Contre l’aéroport et son monde », mais surtout, pour autre chose : la vie à la campagne, loin de la course au profit et de l’enfer du marché du travail, sans chef, sans loyer à débourser, mais en collectivité, en partageant ses ressources et ses savoirs. Quand les occupants rebaptisent la ZAD en « zone d’autonomie définitive », c’est pour moitié un vœu pieux, mais pour moitié, aussi, une réalité. Car ils ne se contentent pas de bâtir quelques barricades sur les routes, ils s’installent dans les champs et les forêts pour y vivre, quelques mois ou quelques années. Les « constructions illégales » que veut détruire la préfecture ne sont pas des fortifications d’opérette. Ce sont des chambres, une cuisine, une salle de réunion, un bar. Des gens s’y côtoient tous les jours, travaillent, se disputent, se découvrent, s’apprécient.
La ZAD, laboratoire des idées de la gauche de demain
Les jours passent vite sur la zone, entre les palettes et les planches de bois qu’il faut se procurer – alors qu’un arrêté préfectoral interdit le transport de matériel de chantier –, les réunions des habitants sur la logistique ou les textes à publier sur leur site, les kilos de légumes à éplucher et à cuire, les bidons d’eau potable à entreposer, le bois à ramasser pour les feux, les poubelles à évacuer, les habits donnés à trier. Ces jours-ci, il fait nuit à 17 h 30, et l’on ne voit plus sur les chemins que des têtes ceintes de lampes frontales.
Des sentinelles montent la garde sur des barricades, équipées de miroirs pour aveugler les hélicoptères et leurs projecteurs. Des guetteurs scrutent les déplacements des forces de l’ordre. Une immense serre est en cours de construction. La plupart des occupants semblent jeunes, dans la vingtaine ou la trentaine. On trouve parmi eux d’anciens éducateurs, des jeunes actifs passés par l’économie sociale et solidaire, des bricoleurs, des squatteurs aguerris. Plusieurs dizaines ou centaines de personnes, difficile à dire précisément, ont, momentanément ou pas, quitté leur vie d’avant. On entend aussi quelques accents étrangers. Toute la communication interne est bilingue, français-anglais.
« On ne prépare pas l’avenir en construisant des cabanes », a déclaré le président socialiste de la région des Pays de la Loire, Jacques Auxiette, grand défenseur du projet d’aéroport. Pourtant, à bien des égards, c’est un laboratoire des idées de la gauche qui s’élabore dans le fourmillement de l’écoquartier le plus boueux du monde – ils détesteraient à coup sûr cette expression.
Quels horizons d’émancipation dans un monde sans croissance où la plupart des responsables politiques, même progressistes, semblent si dépendants des marchés financiers ? La dévalorisation du matérialisme et du consumérisme, l’autonomie, le « faire soi-même », le ralentissement du rythme de vie. La démocratie délibérative et l’action directe. Le refus du rapport d’autorité. L’hospitalité et la convivialité. La dépersonnalisation du pouvoir, même symbolique, que pratiquent les porte-parole des occupants qui choisissent de tous se faire appeler « Camille », nom transgenre, pour piéger le star system.
La ZAD, monde idéal ? Pas vraiment. C’est aussi un univers dur, où il faut trimer pour construire sa maison. Où l’on peut souffrir du froid, de l’humidité, de la routine des réunions et de la répétition des soirées entre soi, à boire des coups et chanter à la seule lumière de la bougie. Où l’on n’aime ni les flics ni les journalistes sans toujours faire la différence entre les deux. Et où l’on vit dans l’attente de l’assaut, l’attention rivée sur les talkies-walkies des sentinelles et les flashes de la radio communautaire, radio Klaxon, qui pirate les ondes d’Autoroute FM, autrement dit « radio Vinci ».
« Faites le labour, pas la guerre »
En y traînant, on rencontre des anciens du Larzac, de passage. Il y a quarante ans, des paysans s’affrontaient à l’armée qui voulait annexer leurs parcelles pour agrandir un camp militaire. Pacifiste, anti-État, subversive : leur lutte est devenue un mouvement culturel, drainant hippies et utopistes de tous poils. Si bien qu’aujourd’hui, la comparaison entre Notre-Dame-des-Landes et le Larzac surgit souvent. Deux mouvements politiques à la campagne à quelques décennies d’intervalle : pourtant, une différence fondamentale sépare les deux expériences.
Dans les années 1970, des militants quittaient volontairement la société du plein emploi et de la croissance apparemment infinie pour se bricoler une petite bulle de liberté et de folie. Dans les années 2010, les bataillons des exclus du système ont grossi à vue d’œil : chômeurs, endettés, ouvriers licenciés, vieux pauvres, jeunes précaires, discriminés, pressurisés, mal logés. Le capitalisme tempéré ne tient plus ses promesses.
D’où le raidissement des parties en désaccord sur le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Le pouvoir est d’autant plus inflexible qu’il se sait, au fond, en manque d’arguments pour défendre un contrat de concession si favorable à la multinationale Vinci (voir ici notre enquête), si dépendant d’une croissance économique désormais hors de portée (voir ici), si contradictoire avec ses engagements contre le changement climatique et pour la préservation de la biodiversité, et discrédité par les accusations de conflit d’intérêts (lire ici l’article de Bastamag sur l’ancien préfet de Notre-Dame-des-Landes, devenu conseiller chez Vinci).
Dans un contexte assez similaire, les activistes du mouvement américain Occupy ont réussi à produire de nouveaux paradigmes. Par exemple, les New-Yorkais d’Occupy Wall Street ont imposé le thème de la dette comme facteur majeur d’inégalités et de déni de démocratie. L’un de ses animateurs, l’anthropologue David Graeber en a tiré un livre magistral, Debt, the first 5000 years, qui plaide notamment pour le pardon de la dette, l’effacement des ardoises collectives. Les germes d’une vraie révolution sociale.
Le mouvement de Notre-Dame-des-Landes n’a pas atteint – encore ? – ce niveau d’analyse et de proposition politique. Des militants appellent à occuper Vinci et à contrer ses intérêts (voir ici). Mais le mouvement n’est pas aussi prolixe et théoricien qu’Occupy. Par contre, il produit des images, quantités d’images. Les cabanes bien sûr, mais aussi les potagers à prix libres (« faites le labour, pas la guerre », dit une banderole de la Zad), le triton crêté comme arme de destruction massive contre le béton armé, les squatteurs à dreadlocks juchés sur des tracteurs.
Il n’est pas du tout sûr que ces images, en soi, suffisent à arrêter le projet d’aéroport. En revanche, elles nourrissent un mouvement et un moment contestataire. Les occupants de la ZAD et leurs soutiens ne font plus confiance aux élus pour défendre l’intérêt général. Ils ne croient plus aux comités d’experts téléguidés et aux débats publics étouffoirs de contestation. Et ils ne veulent surtout pas que leur critique soit écrasée par la répression. Comme les ouvriers de Florange, ils interpellent le gouvernement depuis sa gauche. Mais ils ne parlent pas d’eux-mêmes comme d’un peuple. Ils sont un agrégat d’individus en lutte, ou nul n’est supposé penser comme son voisin. Pas plus qu'ils n'ont de corpus idéologique unique.
Depuis les années que dure cette lutte, aucun élu local socialiste, aucun membre du gouvernement, aucun ténor du PS ne semble prendre au sérieux le mouvement d’occupation de la ZAD. Comme s’ils ne voulaient pas voir ce qu’il peut signifier pour la présidence Hollande. Si le premier gouvernement socialiste depuis dix ans ignore cette mobilisation contre l’aéroport et évacue les occupants du bocage, cela ne marquera pas seulement son mépris pour l’écologie. Cela affichera aussi son refus d’entendre cette volonté de faire de la politique et de la démocratie autrement que selon les critères institutionnels de la Ve République : plus de place à la contre-expertise citoyenne, à des politiques s'appuyant sur des modes de vie, à une vision moins marchande du développement. Ce serait un signe de cécité.